POURQUOI AIME-T-ON LES BULLES DE SAVON ?

«Le jeu des bulles de savon est immémorial. On en trouve déjà des représentations dans des livres du Moyen Âge, mais il est sans doute aussi ancien que le savon lui-même. Et, aujourd'hui, malgré son caractère suranné, tous les enfants du monde continuent à jubiler devant sa magie sans secrets (la science les a à peu près tous dévoilés : sa rotondité, les limites de son élasticité, ses propriétés optiques…) Et sans doute, au moins de temps en temps, tous les parents.» Ainsi parle le philosophe Pierre Zaoui, auteur du merveilleux livre Beautés de l'éphémère. Apologie des bulles de savon (Éditions du Seuil), qui nous aide à réfléchir à ce qui rend ces bulles si universelles, indémodables – et donc, paradoxalement, éternelles.

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Une vanité sans prétention

«La tradition iconographique classique et baroque a rangé la bulle de savon dans la catégorie des vanités au sens théologique : faux biens périssables témoignant de la vacuité de la créature séparée de son Créateur et, donc, de la proximité de sa mort. Pourtant, au milieu des crânes, des fleurs coupées, des sabliers, des instruments de musique, la bulle de savon fait figure d'anomalie. C'est une vanité qui ne prétend pas être autre chose que ce qu'elle est, une beauté éphémère.

C'est un bien privé qui s'offre à tous et n'appartient à personne, un bien terrestre qui a la forme parfaite des êtres célestes et éternels ; une beauté luxueuse et pourtant presque gratuite, faite d'un peu d'eau, d'air et de savon. C'est une grâce un peu tape-à-l'œil, tout irisée des couleurs de l'arc-en-ciel dès qu'elle flotte au soleil, mais si fragile qu'elle échappe d'avance à toute accusation de mauvais goût.» Quel est alors l'heureux effet de la bulle sur nous, notre psyché, notre moral ? «Une telle bulle nous réconcilie d'avance avec la vanité sous toutes ses acceptions. Sans doute parce qu'elle ne fait d'ombre à personne et, au moins pour un instant, nous libère à la fois du vain désir de briller comme du dur désir de durer.»

Légèreté d'exister

Cette réconciliation n'est évidemment pas parfaite. Le philosophe poursuit son décryptage : «Il suffit de regarder le tableau de Jean Siméon Chardin, L'Enfant à la bulle de savon, pour remarquer une mélancolie dans les yeux du jeune homme qui la souffle, contrastant avec la jubilation de celui qui le regarde réaliser ce prodige. Le plus âgé sait que rien ne dure, mais le plus jeune sait que tout se répète, que la répétition peut toujours remédier à la perte.»

Et si c'était là peut-être le plus grand charme des bulles ? «Elles ont le pouvoir de souder la mélancolie à la jubilation sans les mélanger et sans amoindrir ou dénaturer l'une au contact de l'autre», pense le philosophe. «Comme si souffler une bulle ouvrait la possibilité d'une conscience de notre mortalité qui n'ôterait rien ni à notre joie de vivre ni à la légèreté d'exister. Qui nous apprendrait ainsi à vivre le fragile suspens de nos vies comme une grâce plutôt que comme une malédiction.»

L'esprit d'enfance

Cette conscience, c'est peut-être la conscience de l'enfance que l'adulte oublie sans cesse et qu'il doit réapprendre, encore et encore, s'il veut préserver un peu de cette grâce dans sa courte existence. « La moindre bulle de savon dessine toute une cartographie de l'enfance, au moins dans sa face solaire, car il y a aussi une face sombre de l'enfance, avec ses lourdeurs de plomb et ses chagrins», répond Pierre Zaoui. Le philosophe évoque «la découverte du désir, toujours créée par une beauté que l'on ne comprend pas, parfaite et éphémère, pleine et vide, pauvre et luxueuse.»

Mais aussi, de plus loin, «le pressentiment d'une mort qui peut être, parfois, la légèreté même, la consolation de se rappeler que c'est, au fond, si peu qui disparaît, voire une consécration quand la bulle éclate dans un éclat de rire barbare et innocent.» À cette aune, aimer les bulles de savon c'est, dans le cœur du philosophe, «aimer toute l'enfance, en soi comme hors de soi, en tout cas toute l'enfance capable de nous rappeler que la légèreté et la fugacité sont encore des manières, tout aussi sérieuses que la lourdeur et l'inertie, d'expérimenter la gravité.»

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